Armistice du 11 novembre

A nous donc d’être les garants vigilants de leur histoire, celle qui s’est écrite avec un grand H.

Hier matin, nous avons rendu hommage aux Poilus qui ont vécu l’enfer que d’autres, les puissants de ce monde, leur ont fabriqué. « Hier, ils ont gagné 10 mètres, demain ils en céderont 15. Entre-temps, ils auront perdu un ami, ou deux, ou dix, ils auront perdu l’espoir, sous un déluge de feu, sous les premières armes chimiques. Ils auront perdu le sens de leur existence, ils auront perdu l’envie et la lumière du jour. »

Juin 1914, l’air est encore léger dans les capitales européennes. L’archiduc François-Ferdinand, héritier du trône d’Autriche-Hongrie, et son épouse, la duchesse de Hohenberg, sont assassinés dans un attentat, le 28 juin 1914 à Sarajevo.

En l’espace d’un mois seulement, le Vieux Continent bascule et sombre dans l’horreur. Les déclarations de guerre s’enchaînent : le 28 juillet : Autriche-Hongrie à la Serbie ; le 1er août : Allemagne à la Russie ; le 3 août : Allemagne à la France ; le 4 août : Royaume-Uni à l’Allemagne ; le 6 août : Autriche-Hongrie à la Russie, etc.

Le jeu des alliances va faire plonger le monde dans le chaos, et pour les soldats au front, dans l’enfer des tranchées.

Quatre ans plus tard, quatre empires ont sombré : les empires russe, allemand, austro-hongrois et ottoman, on décompte dix millions de morts sur les champs de bataille, dont 1,3 en France, pour autant de mutilés, invalides et orphelins. Des centaines de milliers de personnes sont jetées sur les routes de l’exil, des régions et des paysages complètement détruits, des sols pollués. La grande guerre n’est pas autre chose qu’une immense boucherie, un carnage sans nom. En France, près de 27 % des 18-27 ans disparaissent en 4 ans, soit 10 % de la population active masculine ! Au cours de la seule journée du 22 août 1914, 27 000 soldats français seront tués !

27.000 morts sur 400 km de front, de la Belgique à la Lorraine, en l’espace de 24 heures ! La bataille de Verdun, c’est 362 000 soldats français et 337 000 allemands tués, pour un résultat militaire nul.

Cette guerre fut bien mondiale, dont les victimes ont touché tous les continents, du fait de la colonisation, entre autres. N’oublions pas que la France avait recruté pendant ce conflit, 270 000 soldats en Afrique du Nord, 189 000 en Afrique-Occidentale française et en Afrique-Equatoriale française, 49 000 en Indochine, et 41 000 à Madagascar.

Mais pourquoi ces hommes du continent et des colonies sont-ils morts ?
14-18 n’était ni une guerre de libération, ni une guerre d’occupation, c’était la guerre du capitalisme, ni plus ni moins. La guerre des empires, du plus puissant, du plus hégémonique, de l’exploitation ignoble des colonies, de l’asservissement des peuples, la guerre de la mise en concurrence, tout cela va finir dans le fracas des armes, avec la complicité des marchands de canon, qui continuent de faire des affaires, du profit, du chiffre. Comme le dit si justement un historien, « cette guerre a commencé comme une guerre du 19ème siècle, et fini comme une guerre du 20ème ».

Toute explication restera insuffisante, car ce conflit monstrueux, c’est avant tout le chant crépusculaire, des hommes partis la fleur au fusil. Ils ne savent pas qu’au bout de leur destination, l’horreur les attendra. La course folle des empires les a poussés dans les tranchées. Dans la boue et le froid, une génération sacrifiée va vite comprendre, que ce conflit serait long, qu’il serait vain et sans fin.

Eux, les poilus de 14, ont vécu l’enfer que d’autres, les puissants de ce monde, leur ont fabriqué. Eux ont été pris dans la glaise, suffocant l’été, gelé l’hiver, dans l’attente d’une mort quasi annoncée, quelle que soit la saison.

Hier, ils ont gagné 10 mètres, demain ils en céderont 15. Entre-temps, ils auront perdu un ami, ou deux, ou dix, ils auront perdu l’espoir, sous un déluge de feu, sous les premières armes chimiques. Ils auront perdu le sens de leur existence, ils auront perdu l’envie et la lumière du jour.

« Six cents obus à la minute sur une distance de 500 mètres, des jours et des jours, ça tombait, témoigne Monsieur Vincent, agent de liaison en 1916 à Verdun. Pour rejoindre l’arrière des troupes, il fallait traverser des champs, mais à Verdun, c’étaient des trous d’obus, avec de la mélasse, de la flotte, des bourricots crevés, des cadavres de soldats, partout.

On devait se déplacer de nuit, on tombait dans les trous d’obus, on s’en sortait comme on pouvait. Une fusée éclairait la nuit, ça rebombardait, on se jetait à nouveau dans les trous, on se couchait sur des macchabées, des rats nous passaient dessus, c’était infernal. Tout seul dans ces trous, je peux vous le dire, j’ai eu peur, j’ai eu trop peur ».

Des témoignages de la sorte, plus dures encore, il y en a des dizaines de milliers, dans toutes les tranchées, sur toute la ligne de front, chez les Français comme chez les Allemands.

Des auteurs et écrivains ont, eux aussi, laissé des textes inoubliables, marqués par la violence de ce choc civilisationnel.

Maurice Genevoix, j’ouvre les guillemets : « Nous n’avions pas le choix : on était obligé d’opter entre tuer ou  être tué. » 

Roland Dorgelès dans les Croix de bois : « Les jurons, les râles, le canon, tous les bruits de notre pauvre vie de bêtes, cela ne pouvait pas endurcir notre âme et flétrir sa tendresse infini ».

Henri Barbusse dans Le feu, et surtout dans un accès de colère : « Honte à la gloire militaire, honte aux armées, honte au métier de soldat, qui change les hommes tour à tour en stupides victimes et en ignobles bourreaux ».

Et il poursuit au sujet de cette jeune génération que l’on a massacrée : « Ce ne sont pas des soldats : ce sont des hommes. Ce ne sont pas des aventuriers, des guerriers, faits pour la boucherie humaine. Ce sont des laboureurs et des ouvriers qu’on reconnaît dans leurs uniformes. Ce sont des civils déracinés. »

Voilà ce que fut de vivre à l’intérieur de la guerre. Un cauchemar au quotidien, jour après jour, quand on a le miracle de survivre aux bombes, au gaz moutarde, aux maladies des tranchées, dont la fièvre de la Meuse, qui porte bien son nom, ou encore la gangrène gazeuse.

Attendre la mort sans pouvoir bouger, s’échapper, sans pouvoir espérer un autre destin, c’est ça qui est terrible. Une horreur absolue. Dans ce contexte,  comment ne pas faire preuve d’humanité, au sujet des fusillés pour l’exemple, dont le nombre s’élève de 600 à 650 soldats, condamnés par la justice militaire pour désertion, mutinerie, refus d’obéissance, et environ une centaine pour espionnage, ou crime de droit commun. La question de leur reconnaissance mériterait d’être réglée, une bonne fois pour toutes, c’était en tout cas le sens de la proposition de loi, déposée par Guy Fischer au Sénat, en décembre 2012, visant à une réhabilitation collective, des fusillés pour l’exemple de la guerre de 1914-1918.

Cent ans après, la question n’est toujours pas tranchée. Certains ont été réhabilités au cas par cas, donc reconnus « Morts pour la France », mais une reconnaissance plus large et collective, se fait toujours attendre.

Le temps de 14-18 ne s’efface pas dans nos mémoires, ni dans l’imaginaire ou les fictions contemporaines, au cinéma comme dans les livres. Au cœur de ce carnage, de cette première rupture de civilisation du 20ème siècle, comment ne pas penser à nouveau aux Vénissians morts, loin de leurs familles. Dans son ouvrage intitulé « Vénissieux 1914 1918 poilus morts pour la France », Serge Cavalieri estime qu’environ 1 000 Vénissians ou assimilés, ont été engagés dans ce conflit.

Et il dénombre 216 soldats morts, ayant un lien, parfois ténu, avec Vénissieux, alors que notre ville à l’époque ne comptait que 5 000 habitants.

Lorsque le 11 novembre 1918, l’armistice est enfin signé, le monde n’est plus le même. Pour la première fois de son histoire, les soldats ont été dépassés, par des armes fabriquées par l’industrie militaire. Dans les colonies, les mouvements d’émancipation et d’indépendance, ont compris que l’Occident n’était pas un modèle vertueux, capable de créer les conditions de sa propre autodestruction.

Et, comme si les leçons de cette guerre atroce n’avaient pas été tirées, moins de trente ans plus tard, le 3ème Reich et Adolf Hitler, allaient ouvrir les portes de l’innommable.

S’il y a une éclaircie et une toute petite lumière, à l’aune de cet épouvantable massacre, c’est dans la création, dès l’immédiat après-guerre, de l’Organisation Internationale  du Travail. Sa devise est la suivante : « si tu veux la paix, cultive la justice ». Certains gouvernements ont compris qu’une paix universelle ne saurait être durable, sans un traitement décent des travailleurs.

En 1919, les États signataires du traité de Versailles, créent ainsi, l’Organisation internationale du travail (OIT), en marge de la Société des Nations. Elle réunit des représentants des gouvernements, des employeurs et des travailleurs. Ses premiers champs d’intervention sont nombreux. Ils concernent les journées de travail de huit heures, la lutte contre le chômage, la protection des femmes, avant et après l’accouchement, la réglementation du travail de nuit, l’âge minimum pour les ouvriers de l’industrie. Les gouvernements prennent conscience qu’il faut s’engager pour lutter contre la misère et les injustices.

Cet esprit transnational, porté par les syndicats et les partis de gauche, sera battu en brèche, par la montée des nationalismes et du fascisme, mais il aura posé des jalons, que l’on aurait tort d’ignorer.

Le 12 octobre dernier, Hubert Germain, le dernier compagnon de la Libération,est décédé à l’âge de 101 ans. Ils étaient 1 038 à l’origine. Les anciens combattants de 39-40 disparaissent petit à petit, ceux de 14-18 ne sont plus parmi nous. De même, les témoins de la Shoah nous quittent peu à peu. Nous sommes presque face à une page blanche, une page trouée en ses deux béances les plus horribles, qui ont fait basculer le 20ème siècle.

C’est dire si, aujourd’hui même, les notions de transmission sont devenues capitales. Rien n’égalera dans l’esprit d’un enfant ou d’un jeune, la parole d’un témoin face à lui, dans sa classe, son collège, son lycée. La parole de la chose vécue, entre avec une force insoupçonnable dans nos souvenirs. Cette parole nous guide, comme Charles Jeannin, ici à Vénissieux, a pu guider des centaines de jeunes vénissians.

La question n’est pas de savoir comment la laisser en vie, le temps ne s’arrête pas, mais comment la transmettre, pour qu’elle reste vivante, dans l’esprit des jeunes générations.

A l’heure de la désinformation, de la consommation express d’infos, nos méthodes d’apprentissage, la sauvegarde de cette mémoire patrimoniale, l’émergence des nouvelles technologies et leur bon usage, constituent des enjeux de société profonds. Car ce qui s’est joué en 1914-18, ne peut tomber dans la nuit de l’oubli, ni dans l’ignorance. A nous donc d’être les garants vigilants de leur histoire, celle qui s’est écrite avec un grand H.

Je vous remercie.  

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