Armistice de la guerre 1914-1918

Le 18 novembre – Retrouvez l’intervention de Michèle PICARD à l’occasion de la commémoration du 93ème anniversaire de l’Armistice de la guerre 1914-1918, vendredi 11 novembre dernier

Le 18 novembre

Retrouvez l’intervention de Michèle PICARD à l’occasion de la commémoration du 93ème anniversaire de l’Armistice de la guerre 1914-1918, vendredi 11 novembre dernier

Il y a la mort, avec laquelle ils se sont levés, couchés, et à force d’être là, déjà enterrés dans les tranchées, il y a la mort avec laquelle ils ont dû forcément s’habituer. Mais il y a aussi la façon de mourir, et sur ce point-là, 14-18 est le préambule de ce que le 20ème siècle a pu donner de pire.

Il sont morts, immobiles, déchiquetés par les obus, les balles. Ils sont morts, la peau et les poumons brûlés par les gaz moutarde. Ils sont morts d’épuisement, victimes d’ennemis qui ne portaient pas d’uniforme : les rats, le froid, la pluie, la boue, dans des conditions sanitaires et d’hygiène épouvantables. Ils sont morts de faim, au gré de ravitaillements épisodiques et aléatoires. Ils sont morts de maladie : dysenterie, scorbut, typhus, mais aussi d’épidémies typiques, propres à cette guerre, et que l’on appelle « La fièvre des tranchées », « La bouche des tranchées », ou encore « Le pied des tranchées ». Ils sont morts aussi de peur, les nerfs à vif, détruits psychologiquement par le déluge de fer et de feu qui s’abattait sur eux, qui fauchait l’ami voisin, qui tombait ici ou là. Ils sont morts pour quelques mètres gagnés, aussitôt perdus le lendemain. Et ils sont morts une dernière fois, lorsqu’ils ont quitté le champ de bataille, vivants mais estropiés, défigurés, une moitié de visage en moins, un trou à la place du nez et de la bouche.

«Ce que nous avons fait, c’est plus qu’on ne pouvait demander à des hommes, et nous l’avons fait », écrira l’académicien Maurice Genevoix.

Une guerre ne s’arrête-t-elle jamais ? L’Armistice du 11 novembre va stopper une boucherie sans nom, faire taire les canons. Mais pour les Gueules cassées, pour les familles qui ont perdu un mari, un père, un fils, la douleur de 14-18 va continuer de suinter, des années et des années.

Sur le Vieux Continent, le bilan est désastreux, chiffres macabres et vertigineux : de huit à neuf millions de morts, auxquels il faut ajouter huit millions d’invalides, trois millions de veuves, et cinq millions d’orphelins. Une saignée invraisemblable. Proportionnellement, la France est le pays le plus touché, avec 1,4 millions de tués et disparus, dont 97000 soldats, originaires des colonies nord-africaines, africaines et indochinoises. En Allemagne, ils sont deux millions, en Russie 1,7 millions, dans l’empire austro-hongrois, 1 million. La mort frappe sur tous les continents : les Etats-Unis, le Canada, l’Inde, l’Australie, l’Afrique du sud. Les relations franco-allemandes passent à nouveau par Versailles, après Bismark-Thiers, suit le traité de 14-18.

L’histoire bégaye, l’histoire prend rendez-vous aussi avec l’innommable : l’enfer de Verdun n’est-il pas le préambule de l’enfer tout court, celui de Treblinka, Dachau, Auschwitz. La saignée est terrible, mais on ne mesurera l’ampleur du désastre que quelque temps après : dans le Nord et l’Est de notre pays, des villages entiers sont rasés, 10% de la population active est fauchée, le déficit de naissances est de 3 millions, la production agricole est exsangue. Notre nation ne retrouvera sa population d’avant-guerre qu’en 1950 !

Et puis, il y a ce choc, ce retour des tranchées, cette ombre du conflit, qui se propage à la France entière après l’Armistice. Comme un refoulé, comme un cauchemar sans fin, comme si la boucherie de la guerre, confinée aux frontières Est, frappait à rebours la société dans son ensemble. Les Gueules cassées prolongent 14-18 jusqu’aux confins de l’horreur, elles poussent la société à ouvrir les yeux sur ce qu’elle ne veut pas voir. En Europe, ils seront 6,5 millions d’invalides à revenir du front. L’impensable devient réel, les témoignages se multiplient, l’enfer se voit sur les corps, les visages, l’enfer se fait mot.

« Plus de bouche, mais une gueule et de ma gueule béante ne sortent que des rugissements de fauve aux abois », témoigne l’un d’eux, anonyme, car la honte d’être vivant, défiguré, affecte la victime en premier lieu. L’image qu’il ne veut pas voir, c’est celui de son propre visage. Et l’image qui ne s’effacera pas, c’est celle que des milliers de soldats garderont en eux, à jamais enfouie, toujours là, l’image qui les harcèlera jusqu’à leur dernier souffle.

Ecoutons ce brancardier, en 1916, alors que la guerre s’enlise, que les tranchées deviennent des bourbiers, que les hommes vivent comme des rats.

« Je détourne les yeux mais j’ai vu, je n’oublierai pas, dussé-je vivre cent ans, j’ai vu un homme qui avait à la place du visage un trou sanglant : plus de nez, plus qu’une large cavité au fond de laquelle bougent les organes de l’arrière gorge, plus d’yeux mais des lambeaux de paupières qui pendent dans le vide … ». On a tendance à l’oublier, mais les hospices civils de Lyon vont jouer un rôle considérable, pour redonner aux soldats meurtris un peu de dignité, un semblant de visage, un semblant de corps. Avec des procédés de réparation esthétique, dont je tairais le nom, mais qui font froid dans le dos, et qui donnent au final, une idée de la rage immonde du premier confit mondial.

A-t-on idée de ce qu’ils ont vécu, de ce qu’ils ont enduré ? Avant, pendant et après. Je ne le crois pas. Les mots, les images ou toute forme de représentation, se heurtent à la violence de la barbarie, de la condition inhumaine, de ces quatre années d’épouvante, à peine imaginable. Pour la première fois dans le siècle, l’Europe ouvre les portes du néant. La seconde fois, celle des camps d’extermination et du 3ème Reich, c’est le cœur même de la civilisation qui sera rongé. C’est l’espoir de croire à nouveau à la société des hommes qui prendra du temps, cet espoir, avec lequel il faudra renouer malgré tout.

Le devoir de mémoire qui nous échoit dépasse le cadre du souvenir, de la simple commémoration. Parce que les témoins vivants de la première guerre mondiale ne sont plus là pour nous rappeler l’atrocité des combats. Parce que le capitalisme financier d’aujourd’hui prend les sciences humaines, pour des sciences inutiles et accessoires.

Parce que dans nos sociétés sans repères, on préfère cultiver les amalgames, la confusion, sans se soucier des leçons du passé. La concordance de ces trois éléments rend la notion de transmission essentielle, capitale, et il est urgent de l’accentuer auprès des jeunes générations.

C’est la raison pour laquelle j’ai annoncé, lors du Grand Rendez-Vous de la Ville, notre travail actuel sur la création d’une Maison de la Mémoire à Vénissieux. Je le répète souvent, aucune société ne peut avancer sereinement sans racines, sans l’ancrage des leçons du passé. A plus d’un titre, la situation de l’Europe actuelle devrait nous inciter à regarder de plus près, les éléments qui ont fait exploser le vieux continent, au début du 20ème siècle.

La Grande Guerre est née à la confluence de deux courants : un nationalisme exacerbé, dans la majorité des pays du Vieux Continent, auquel s’ajoute l’impérialisme de l’ensemble des nations européennes, à travers l’exploitation (on pourrait même dire le pillage) des pays colonisés. Les Français et les Russes redoutaient la puissance allemande. Isolés, les Anglais nouaient une alliance avec l’empire austro-hongrois, qui était en butte à l’hostilité des peuples slaves. Ce mélange de nationalisme et cette surenchère des empires allaient provoquer une déflagration sans précédent en Europe.

Aujourd’hui en 2011, un autre empire, celui de la finance, met à genoux les peuples européens. Le péril qui monte relève moins de la dette publique, que de la construction d’une Europe qui méprise ses concitoyens. La démocratie dans laquelle nous vivons est une démocratie de basse intensité, une démocratie de façade, confisquée par le pouvoir économique qui ne redoute qu’une chose : l’expression populaire. Comment ne pas comprendre la détresse des citoyens européens, alors que les résultats des consultations référendaires ne sont pas respectés, depuis maintenant 6 ans ? Comment ne pas entendre la colère des peuples, alors que nos fonds publics servent à alimenter, à fonds perdus, le système bancaire et la bulle spéculative ? Comment ne pas redouter les effets de la mise au pas de la politique par la finance, du démantèlement de l’Etat providence et de sa souveraineté, sous la pression des agences de notation ? Comment ne pas voir dans l’abandon du programme alimentaire pour les plus démunis, et la gabegie de milliards d’euros pour sauver les banques, le foyer d’un incendie que plus personne ne pourra éteindre ?

Le chômage, la précarité et la pauvreté explosent en Grèce, en Espagne, en Italie, en France, en Grande-Bretagne, et c’est sur ce terreau que poussent les nationalismes, le populisme et l’extrême droite. On sait où nous mènent ces mouvements-là : vers le repli, le rejet de l’autre, la haine et la barbarie. Il y a péril en la demeure, et nous sommes assis, tous autant les uns que les autres, sur un baril de poudre, comme nos aînés au début du siècle dernier. C’est justement parce que les poilus de 14 se sont battus dans des conditions atroces, pour retrouver la liberté et le souffle républicain, qu’il nous faut engager le combat, dès maintenant, afin de renverser ce modèle économique insupportable. La force citoyenne doit l’emporter sur les forces de la haine.

«La liberté et la fraternité sont des mots, tandis que l’égalité est une chose», écrivait Henri Barbusse dans son roman, « Le feu », paru en 1916, alors que lui-même s’était engagé comme volontaire sur le front.

Leçon du passé et traité d’avenir, la réponse est entre nos mains, mais c’est un poilu qui nous envoie le message. Je vous remercie.

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