54ème anniversaire de la journée du 17 octobre 1961

Pourquoi ce massacre a été occulté de la mémoire collective, et qui a orchestré cette amnésie ?
De toute évidence, l’Etat français de l’époque veut imposer le silence, pour protéger les autorités impliquées…

L’accès d’un peuple à son histoire, c’est l’accès du peuple à une mémoire partagée, celle qui permet d’avancer. Il n’est pas question de grandeur, ni d’universalité, il est question d’ouvrir un livre, où les heures de gloire et les heures sombres forgent le grand récit d’une nation.

Mais les unes souvent, ne vont pas sans les autres. A deux reprises, au cours du 20ème siècle, la France a eu du mal à regarder son histoire en face : la collaboration, et notamment le rôle de l’Etat français dans la déportation des juifs, et la guerre d’Algérie, du massacre de Sétif à cette nuit terrible du 17 octobre 61 à Paris.

Placer le débat sous le terme de la repentance mène à l’impasse, au statu quo même, puisque cette démarche signifierait à nouveau, qu’il y aurait deux histoires, celle que l’on veut bien voir et celle que l’intérêt national nous interdirait de voir.

C’est d’ailleurs par un rebond de l’histoire, qui en dit long sur l’amnésie entretenue, que les massacres du 17 octobre vont surgir dans l’espace public. C’est en effet au cours du procès de Maurice Papon, en 1997-1998, pour complicité de crimes contre l’humanité, en tant que secrétaire général de la préfecture de la Gironde pendant l’occupation, que l’implication de ce dernier, dans la répression du 17 octobre, va éclater. Un jugement, qui porte sur les années 40 et la collaboration, vient éclairer les années 60 et la décolonisation.

« Une énigme », voilà le terme qu’utilisera Pierre Vidal-Naquet, face à cette béance entretenue, dans l’histoire collective de notre pays. Une énigme certes, mais une énigme entretenue, une énigme en forme de refoulement, de non dit, une énigme imposée par la soi-disant raison d’Etat.

Pourquoi ce massacre a été occulté de la mémoire collective, et qui a orchestré cette amnésie ?

De toute évidence, l’Etat français de l’époque veut imposer le silence, pour protéger les autorités impliquées : le préfet de police de la Seine, un certain Maurice Papon, puis le ministre de l’intérieur, Roger Frey, et enfin le Premier Ministre, Michel Debré.

Dans ses mémoires, comme en plein cœur des événements, De Gaulle reste muet. Pas un mot, pas une réaction sur ce massacre révoltant, insupportable.

La censure est là aussi, pour faire écran et barrage au droit à l’information. En Algérie comme en France, les saisies de journaux frappent tous azimuts : 154 en 1960, 127 en 1961. A la pointe du combat, et en l’espace de huit ans, le journal L’humanité fera l’objet de 150 poursuites, dont 49 pour provocation de militaires à la désobéissance, 24 pour diffamation envers l’armée, 14 pour atteinte à la sécurité de l’Etat.

Au sujet du 17 octobre, les journalistes ont l’interdiction de se rendre sur les lieux de détention des Algériens. Les procédures judiciaires débouchent sur des non-lieux, bouclées avant d’aboutir. Un véritable oubli judiciaire est orchestré.

Les décrets d’amnistie, les entraves pour accéder aux archives, l’épuration d’un certain nombre de fonds, entretiennent ce principe d’amnésie collective. Cette chape de plomb, ce sont les historiens qui vont la fissurer, et il faut saluer leur travail, dans un contexte où les archives se sont ouvertes, c’est le moins qu’on puisse dire, avec bien trop de parcimonie.

1985 est une date essentielle : avec Les Ratonnades d’octobre : un meurtre collectif à Paris, Michel Levine fait enfin surgir dans l’espace public, la date du 17 octobre.

Le travail de Jean-Luc Einaudi, La Bataille de Paris, qui paraîtra en 1991, lèvera enfin toute ambiguïté : oui, ratonnade il y a eu, oui les forces de police, sous les ordres de Maurice Papon, se sont rendues complices d’un massacre.

Non, il n’y a pas eu deux morts, comme le laissait entendre la version officielle, au lendemain de cette nuit noire, mais plusieurs dizaines, voire centaines de victimes d’une chasse odieuse au faciès, aux origines, dans les rues de Paris.

L’incertitude sur le nombre de personnes tuées, exprime aujourd’hui encore, ces décennies de silence, de déni et de volonté d’amnésie. Mais les témoignages attestent, eux, d’une violence aveugle, d’un déchaînement de haine ahurissant, que les autorités n’ont pas cherché à stopper.

Un jeune policier de l’époque revient sur les événements tragiques et sanglants du 17 octobre, qu’il a vécus de l’intérieur :

« On était devenus incontrôlables. On montait dans les étages pour mieux voir et on tirait sur tout ce qui bougeait… C’était l’horreur. On était tellement déchaînés qu’on était devenus incontrôlables. Pendant deux heures, ça a été une chasse à l’homme véritablement terrible ! (…) Enfin, on a fini par rentrer, faute de combattants. »

Cette répression sanglante s’abat sur une manifestation pacifique, au cours de laquelle 20 000 hommes, femmes et enfants franco-algériens, entendent dénoncer le couvre-feu que vient d’instaurer le préfet de police, Maurice Papon. Jamais le climat n’avait été aussi tendu.

Le gouvernement français et le gouvernement provisoire de la République d’Algérie, entament la phase finale des négociations. De part et d’autre, à Alger et à Paris, les divisions s’accentuent, les attentats et la violence répressive se multiplient.

Il n’aura échappé à personne que l’OAS, l’Organisation de l’Armée Secrète, a été créée elle aussi en 1961, à Madrid. Son slogan : « la France est française et le restera ». Ses moyens : « l’OAS frappe où elle veut et quand elle veut ! ».

Quel rôle a-t-elle joué dans la nuit du 17 octobre ? Qui a propagé cette rumeur, en tout point mensongère, de dix policiers tués à la Défense, et de plus de cent blessés ? Qui a fait croire que les Algériens étaient armés, et attaquaient au couteau les forces de l’ordre ?

Ces étincelles vont mettre le feu aux poudres, et déclencher cette nuit terrible, où des corps d’Algériens sont jetés dans la Seine. Au Palais des Sports, ou encore au Stade Pierre de Coubertin, des victimes et des blessés vont s’entasser, illustration d’une violence extrême et insupportable, dans les rues de Paris.

54 ans après, le 17 octobre est enfin devenu une date. J’ai parlé du travail des historiens, essentiel, car il s’est fait l’écho de tous ceux qui ont dénoncé les atrocités de la guerre d’Algérie.

Je pense au manifeste des 121, à Germaine Tillion, Jacques Derrida, Jean-Paul Sartre, Henri Alleg, aux militants communistes, socialistes, progressistes, qui luttaient pour l’indépendance de l’Algérie et contre l’OAS, et dont certains trouveront la mort, à la station de métro Charonne. Là encore, sous l’effet de la répression policière. Toutes ces voix, tous ces écrits, ont contribué, d’une façon ou d’une autre, à la restitution de l’histoire de cette guerre terrible, que fut la guerre d’Algérie.

Code de l’indigénat, spoliation des terres, massacre de Sétif, des harkis, du Constantinois, Toussaint Rouge, nuit du 17 octobre, utilisation de la torture, attentats, représailles, que de sang a coulé, que de drames se sont noués, tout au long de la guerre d’Algérie.

Il y a aussi une voix dont je voudrais parler, ce matin, celle de Frantz Fanon. Vous le savez, la ville de Vénissieux s’honore de l’œuvre murale qu’a réalisé, et que nous a laissé le plasticien Bruce Clarke, l’été dernier. En son centre surgit un visage, un visage qui prend les traits d’une force, de dire non, c’est celui de Frantz Fanon. Je remercie de sa présence Mireille Fanon-Mendès-France, dont je vous invite à suivre la conférence-débat à la Médiathèque Lucie-Aubrac, après cette commémoration du 17 octobre 61.

Psychiatre, essayiste, fondateur d’une pensée tiers-mondiste, Frantz Fanon s’est engagé dès le début de la guerre d’Algérie au côté de la résistance nationaliste et pour l’indépendance.

Dans une œuvre écrite qui fera date, notamment son livre le plus connu « Les damnés de la terre », il démonte avec une justesse de vue remarquable, les mécanismes de la colonisation. Pour Frantz Fanon, l’homme colonisé devient un être « infantilisé, opprimé, rejeté, déshumanisé, acculturé, aliéné », il est rayé de l’ordre social, il en est exclu de force, réduit à une condition inférieure, réduit à cette expression terrible de « race inférieure ». Bien sûr que la colonisation c’est cela, c’est une humiliation quotidienne dans les droits, la chair, dans le reniement de la culture, de l’identité, de l’individu. Il faudrait le rappeler aux députés qui avaient voté la loi du 23 février 2005, dont l’article 4 mentionnait « le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord ».

Dans l’infamie, on peut difficilement faire mieux !

Le 17 octobre est l’histoire d’un trajet de la mémoire, qu’il a fallu éclairer pour qu’elle vienne à nous. Ce trajet est aussi celui de la parole de parents algériens, qui n’ont pas transmis à leurs enfants la violence de cette tragédie, par peur de compromettre l’avenir des jeunes générations, par peur de se retrouver au ban de la société française. Mais pour beaucoup, même enfouie, même refoulée, la douleur est restée là, vive, présente. « J’ai vu, dit l’historien Jean-Luc Einaudi, de vieux messieurs algériens qui étaient restés silencieux toute leur vie s’effondrer en larmes devant leur famille ».

La stèle du 17 octobre, qui va faire prochainement l’objet d’un réaménagement avec notre monument aux morts, ici même, parc Louis Dupic, marque plus que le souvenir de Vénissieux pour les victimes de cette nuit de cauchemar.

Elle marque notre volonté de transmettre l’histoire aux jeunes générations, et de bâtir une mémoire partagée, sans amnésie, ni ressentiment, que personne ne peut instrumentaliser ni réécrire. Une histoire, tout simplement, pour avancer et réconcilier.

Je vous remercie.

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